Orthodoxes à Paris
*Orthodoxie de toute juridiction canonique (AEOF) en France
 
chercher dans le site

Accueil & Nouveautés
*
Eglises et paroisses
*
Blogs orthodoxes
*
Annonces spéciales
*
Saints
*
Nouvelles en photos
*
*
Le groupe internet
"Orthodoxes à Paris"
*
Bouquinerie
*
Liens

 
croix
 
 
Livre d'Or
*
Contact et suggestions

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Ce site est référencé sur le
Top Chrétien Francophone
 
www.orthodoxesaparis.org  ->  Bouquinerie -> Andrew Wade

La créativité artistique et la déchristianisation

Higoumène André Wade
Turin, 2005

1.  Introduction

Le fait de la déchristianisation progressive dans le monde contemporain, et particulièrement en Europe, est aujourd’hui une évidence.  Après quelques considérations générales, je voudrais me concentrer plus particulièrement sur le domaine de l’art et sur la question de la créativité artistique.  L’art est le miroir d’une culture et d’une civilisation ; il révèle l’âme de l’artiste, mais aussi celle de son époque.  Il me semble que nous assistons depuis longtemps à une crise dans la créativité artistique en Europe.  Peut-être quelques considérations philosophiques, historiques et théologiques pourront montrer la voie vers un renouveau dans ce domaine.  En ce cas-là, les chrétiens pourront offrir un nouvel espoir à une culture qui donne des signes inquiétants d’épuisement et de perte de sens.

2.  La déchristianisation en Europe

Une communication de ces dimensions ne pourra pas faire une analyse complète de la situation actuelle de la déchristianisation en Europe.  Je propose de me limiter à quelques observations sur trois pays où j’ai vécu personnellement. 

a)  L’Italie

L’Italie vit actuellement une désaffection massive de la fréquentation des églises catholiques romaines.  Aujourd’hui 80 % de la population ne va plus à l’église.  Ceux qui y vont encore sont plutôt des personnes âgées, bourgeoises, dans le Nord de l’Italie.  Les ordres religieux vivent un abandon général ; quelques-uns ont fermé leur noviciat dès les années 1970.  Pourtant, la situation n’est pas partout aussi noire.  Il y a encore des jeunes qui veulent devenir prêtres (ce qui n’est guère le cas en France, comme nous le verrons), et la religiosité innée des populations méridionales se maintient, bien que le New Age fasse des incursions inquiétantes.  Il y a une prolifération de nouvelles petites églises évangéliques, un franc succès de la secte des Témoins de Jéhovah, et on assiste à la création de nombreux cultes et religions nouveaux.  Quant à l’Orthodoxie, elle connaît actuellement un développement exponentiel dû à une vaste immigration des pays de l’Est.  Sa permanence dépendra de la pastorale des nouvelles communautés et de leur capacité de s’adapter aux besoins linguistiques et culturels des nouvelles générations.

Selon mon expérience, l’attitude de la population et de l’administration de l’état en Italie reste ouverte, positive et respectueuse envers le christianisme.  Les dispositions légales pour l’attribution des permis de séjour et les exigences fiscales pour la couverture sociale sont d’une grande facilité et générosité pour les membres du clergé.  On peut se demander si la situation restera aussi généralement positive face à la propagande insidieuse de la télévision et de la publicité, qui jouent le rôle négatif qu’on connaît partout.

b) La Grande Bretagne

La Grande Bretagne est un pays particulier, et ne ressemble pas beaucoup aux autres pays de l’Europe.  Elle connaît aussi un désaffection massive de la pratique religieuse, mais la population reste en majorité favorable à « la religion » ; la Reine reste le Gouverneur Suprême (sans pouvoir intervenir dans les questions de doctrine) de l’église anglicane, Eglise d’Etat en Angleterre, et de l’église presbytérienne, Eglise d’Etat en Ecosse.  Pourtant, la religion est moins présente dans les médias qu’en Italie et bien moins présente dans la conscience de la population en général.  Bien des églises anglicanes sont fermées, démolies, ou reconverties en temples hindous, etc.  Beaucoup de grandes églises néo-gothiques naguère anglicanes à Londres et ailleurs sont devenues des cathédrales orthodoxes ou coptes.  L’administration de l’état est favorable aux églises, qui sont traitées de manière égale, avec des facilités fiscales ; ceci n’empêche pas la diminution des effectifs des églises, particulièrement de l’église anglicane. 

c)  La France

C’est en France où l’on rencontre non seulement une déchristianisation écrasante, mais aussi une hostilité générale au christianisme et à la religion en général.  C’est l’aboutissement d’une campagne de haine qui prend son essor lors de la révolution française.  Cette explosion d’anticléricalisme prenait comme prétexte la compromission dont les révolutionnaires accusaient l’église catholique romaine avec la monarchie de France, dans tout le système de corruption et de privilèges injustes que comportait cette dernière.  Pourtant, les abus dont ont faisait état (et qui sont probablement au moins en partie fictifs) étaient utilisés comme prétexte pour véhiculer une nouvelle philosophie antichrétienne, relativiste et prétendument rationaliste et tolérante, celle des « Lumières ».  Cette « Aufklärung » trouve ses racines dans la philosophie et la littérature allemandes, où le drame Nathan der Weise de Lessing peut être considéré comme emblématique.  Le message de tolérance et le refus d’une « église d’état » (institution qui n’empêche pas la plus parfaite tolérance en Angleterre, par exemple) ont produit des fruits monstrueux après la révolution française, quand toutes les églises furent fermées ou transformées en « temples de la justice », etc., et le clergé et les monastiques largement massacrés.  La brillante figure de Voltaire se constituait comme oracle de cette nouvelle philosophie si « éclairée », avec des raisonnements plus dignes d’un salon mondain que d’une faculté de philosophie.  On peut raisonnablement soupçonner que plusieurs de ses attaques contre l’église servaient pour justifier sa propre conduite dont la moralité avait de quoi choquer non seulement des hommes d’église.

En France aujourd’hui règne une nostalgie de la « Terreur ».  Non pas qu’on voudrait ressortir la guillotine pour décapiter les chrétiens comme dans les bons vieux temps, mais que la société est devenue foncièrement intolérante de toute manifestation publique de la foi en générale et chrétienne en particulier, sous prétexte du principe sacro-saint de la laïcité.  Aucune concession n’est faite par l’administration d’état envers les églises, qui doivent se constituer comme des associations profanes, avec tout le poids fiscal que cela peut comporter.  Aucune facilitation n’est admise pour les permis de séjour des membres du clergé (tout autrement qu’en Italie), et les contributions obligatoires pour les membres du clergé sans revenus sont encore plus lourdes que pour les citoyens salariés, par le biais d’une caisse spéciale pour le clergé (CAVIMAC).  Bien que le mariage ecclésiastique ne jouisse d’aucun statut légal civil, un prêtre qui célèbre un mariage religieux sans que le mariage civil l’ait précédé est passible de six mois d’emprisonnement.  La religion est bannie dans toutes ses formes de l’école publique, et l’enseignement a un caractère séculier militant.  Après maintes générations d’une telle formation, la population de la France est profondément ignorante de tout ce qui concerne la religion, et essentiellement contraire à tout ce qui a un caractère religieux.

Il n’est donc pas surprenant de constater la situation désastreuse de l’église catholique romaine en France.  Il n’y a pratiquement plus d’ordinations ; l’âge moyen du clergé est de 72 ans ; dans les campagnes il est fréquent qu’un vieux curé de 80 ans doive s’occuper de 7 voire de 15 paroisses ; il est très exceptionnel de voir des personnes âgées de moins de 60 ans parmi les rares fidèles qui encore fréquentent les églises qui restent ouvertes….  En ce qui concerne la culture, après une longue période où être communiste était de rigueur, il y règne encore une atmosphère « de gauche », séculière, hostile au christianisme et amorale.

3.  L’Europe et la Communauté Européenne

Après ce survol de trois pays européens, je voudrais m’arrêter un instant sur la question très actuelle de la constitution européenne.  Il est bien connu que les députés européens français ont milité avec succès pour que ni Dieu ni la culture chrétienne figurassent dans l’introduction à cette proposition de constitution en tant que fondements de l’identité européenne, qui seraient en revanche la culture grecque antique et les fameuses « Lumières », seulement.  Les efforts des députés français ont été durement critiqués par l’Eglise orthodoxe russe et par le Pape de Rome.  Comme disait le communiqué du Département des Relations Extérieures du Patriarcat de Moscou il y a plus d’un an :

« Nous regrettons l’absence de précision historique dans le projet du préambule. Indiquant les sources de l’héritage culturel, religieux et humaniste de l’Europe, le projet énumère les civilisations de la Grèce et de Rome, ainsi que les mouvements philosophiques de l’époque des Lumières, en passant totalement sous silence la période entre le IVe et le XVIIIe siècle, lorsque l’influence du christianisme sur l’évolution des peuples européens était décisive. Comment expliquer aux jeunes générations des Européens la présence sur leur continent des cathédrales magnifiques, les racines bibliques et ecclésiales des chefs-d’œuvre de la musique, de la peinture, de la littérature? Une telle approche suppose le remaniement de l’histoire selon certains modèles idéologiques. L’histoire récente de la Russie nous a fait connaître ce que signifie la dictature d’une unique conception du monde.

« Malheureusement, la mention particulière des courants philosophiques de l’époque des Lumières témoigne des préjugés idéologiques du projet. A notre avis, ces courants ont joué un rôle important dans certains pays, mais ils ne sont ni universels, ni communément admis, car de nombreux peuples ne partagent pas entièrement leurs idées. La mention des idées des Lumières n’est pas plus neutre au plan idéologique que celle des religions.

 « En outre, la reconnaissance des formules humanistes anthropocentriques dans le préambule du principal document législatif de l’Union Européenne peut susciter une réaction négative de nombreux citoyens européens, notamment orthodoxes, envers le processus de l’intégration.

« Nous considérons que les courants philosophiques de l’époque des Lumières ne peuvent être mentionnés dans le préambule du traité qu’ensemble avec l’héritage chrétien et celui des autres religions présentes sur le continent. La référence aux «impulsions spirituelles» abstraites ne résout pas le problème. »

A la même époque, l’évêque Hilarion (Alfeev) de Vienne et Autriche, administrateur temporaire du diocèse de Budapest et Hongrie et représentant permanent de l’Eglise orthodoxe russe près les Institutions européennes, écrivit :

« Le christianisme en Europe est menacé de l’extérieur et de l’intérieur.

« Le défi majeur de l’extérieur, à mon avis, est celui du sécularisme.  Dans la société européenne séculaire, l’on marginalise les valeurs chrétiennes de plus en plus ; on chasse Dieu vers les limites de l’existence humaine (le fait que Dieu n’a pas trouvé sa place dans le récent Traité constitutionnelle européenne est indicatif de cette tendance).  Désormais il va pratiquement de soi que la religion ne peut exister qu’au niveau privé : tu es libre de croire en Dieu ou non, mais ceci ne devrait en aucune manière se manifester dans ta vie sociale.  Les églises et les communautés religieuses sont tolérées à condition qu’elles ne s’aventurent pas au delà de leurs propres limites et n’expriment pas publiquement des opinions qui diffèrent de celles qui correspondent au "politiquement correct" : si jamais elles commencent à exprimer de telles opinions, elles sont accusées d’intolérance.  La presse séculaire est largement négative envers le christianisme.  La culture des jeunes est majoritairement anti-religieuse et anti-chrétienne.  Les valeurs morales acceptées par la société moderne sont nettement différentes de celles qui étaient acceptées jusque récemment dans la majorité des communautés chrétiennes.

« Le défi majeur de l’intérieur du christianisme est la libéralisation de la doctrine et de la morale qui se produit en bien des églises de la Réforme sous l’influence de processus qui ont lieu dans la société séculaire.  Cette libéralisation est constamment critiquée par les Eglises orthodoxes, mais leur voix n’est pas entendue comme il se doit, et l’abîme qui s’ouvre entre eux et leur partenaires œcuméniques de l’ambiance de la Réforme ne cesse de s’élargir. »

En effet, il semble que l’Europe a désormais abandonné le christianisme pour se consacrer à bien d’autres objectifs.  Si cela n’est pas vrai pour tous les citoyens européens, ceux qui prétendent décider pour eux se trahissent par leurs déclarations.  Ici, les remarques de Joaquín Urías, professeur de droit constitutionnel de l’Université de Séville, jettent un éclairage inquiétant sur les vrais buts de la « Constitution européenne ».  Après sa lecture du texte du Traité pour instituer une Constitution pour l’Europe (en effet, ce n’est pas une constitution), il observait en janvier 2005 :

« Aux premiers chapitres, quand on définit les valeurs de l’Europe, les seules références concrètes que j’ai trouvées font référence au marché libre.  Le reste est constitué d’allusions très vagues et dépourvues de valeur à des principes respectables, mais inapplicables car trop peu concrètes.  C’est à dire que quand le traité parle de valeurs comme la paix ou l’égalité, rien n’est spécifié.  Quand il parle de marché et de compétence, toute la structure nécessaire est donnée en détail. (…)

« Quand il définit ce qu’il appelle les "libertés fondamentales", il se limite à dire :

"1).  L’Union garantit à son intérieur la libre circulation des personnes, des services, des marchandises et des capitaux et la liberté d’établissement, conformément avec les dispositions de la Constitution."

« Et rien d’autre !  Donc, pour la Constitution, la liberté fondamentale est le libre échange, surtout de marchandises et des capitaux. (…)

« Parmi les chefs de la politique extérieure de l’Union, bien sûr le traité consacre de l’espace à la politique militaire et à la défense.  La sensation qu’on obtient en le lisant est que l’on veut que l’Europe soit une grande puissance militaire, certainement pour plaire aux Etats-Unis en matière d’armements.  De toute façon, un bon exemple de l’impression qui caractérise tout le texte surgit quand le lecteur examine l’article 41 de cette première partie.  Là, caché parmi d’autres normes on lit :

*Les Etats membres s’engagent à améliorer progressivement leurs capacités militaires.* (…)

« J’ai lu et relu les premières cent pages du texte, et chaque fois j’ai été déçu davantage.  Pour l’instant, ce que j’ai découvert est que :

  • - Ce n’est pas une vraie Constitution, mais un texte signé par des pays où on ne fait pas d’allusion au peuple comme base du pouvoir (…).
  • - Les objectifs de l’Europe unie sont la liberté… de marchandises et de capitaux ;  la parole « libre » est utilisée essentiellement pour se référer au marché et à la compétence.  Les valeurs européennes traditionnelles (l’égalité, la solidarité, la participation démocratique, le respect des droits) apparaissent seulement de manière vague, dépourvues de toute force juridique.
  • - Les droits fondamentaux se réduisent à des principes d’orientation.  Ce traité ne contient aucune norme qui impose un espace de liberté propre du citoyen face au pouvoir (…).

« Ce traité, et les normes dictées par les organismes européens (où la démocratie brille par son absence du moment où ils ne sont pas élus par le peuple et ils ne sont pas directement responsables devant les gens, qui ne peuvent les révoquer s’ils remplissent mal leur mandat) s’imposent au-dessus de la Constitution espagnole (…). »

Devant un tel matérialisme rampant, on comprend bien que Dieu devient peu commode.  Ce n’est pas la cause de la déchristianisation, c’en est la conséquence.

4.  Les racines de la déchristianisation avec référence particulière à l’art

a) Le deuxième canon du Concile de Francfort (794)

Pour déceler les racines de la déchristianisation en Europe je propose d’examiner des moments d’importance capitale dans l’histoire de l’art sacré.  Pour chercher les origines de la déchristianisation de l’art nous pouvons remonter à la crise iconoclaste.  Il est bien connu que cette crise n’a pas dévasté l’occident où les images étaient vénérées dès les temps les plus reculés.  On peut citer Fortunatus, au 6ème siècle en Gaule : « Ici sur le mur il y a une image du Saint et sous ses pieds une petite fenêtre, et une lampe.  Dans le bol en verre de cette lampe, le feu brûle. »[1]

En orient, le deuxième concile de Nicée, septième œcuménique, tenu en 787, marque la fin de l’iconoclasme.  Les Pères du concile distinguaient entre l’adoration (proskÚnhsij) due à la sainte Trinité et la vénération ou « service » (λατρεία) rendue aux « images des Saints ».  Ils démontraient que la vénération des images est une conséquence nécessaire de la foi en l’Incarnation.  Par conséquent, si quelqu’un refuse de vénérer les saintes icônes, il renie la foi en Christ.

Le Concile de Francfort fut un grand Synode de l’Occident, tenu en 794 en présence de Charlemagne et des légats du Pape Hadrien I, et composé des évêques de Gaule, d’Allemagne et d’Aquitaine.  Le but principal de ce concile était de condamner l’Adoptianisme, ce qui fut fait dans le premier canon.[2]  Il s’est occupé dans son Deuxième Canon de la question de la vénération donnée aux images et de la prétention du Concile Nicée II d’être Œcuménique.[3]

Voici le texte du Canon II[4] :

« On a soulevé la question concernant le synode récent que les Grecs avaient tenu à Constantinople [sic] concernant l’adoration [sic] des images, disant que tous devaient être jugés dignes d’anathème qui ne rendaient pas aux images des Saints le service et l’adoration comme à la Divine Trinité.  Nos très saints pères ont rejeté avec mépris et de toute manière de tels adoration et service, et l’ont condamné unanimement. »

Il faut remarquer que le Conciliabule iconoclaste (qui pensait exactement comme Francfort !) fut tenu en 754 à Constantinople sous l’empereur Constantin Copronyme, tandis que le Septième Concile fut tenu en 787 à Nicée.  Il semble bien que les évêques à Francfort aient confondu ces deux synodes, bien que leurs défenseurs aient essayé d’expliquer la contradiction apparente en faisant valoir que ce concile fut convoqué à Constantinople et transféré ensuite à Nicée.  En outre, la dernière réunion fut tenue dans le palais de Constantinople.

Plus grave que la confusion géographique est la confusion théologique : ni l’un ni l’autre des ces synodes (ni aucun autre) n’a lancé l’anathème au « service » (λατρεία) et à l’« adoration » (προσκύνησις), dus à la sainte Trinité, rendus aux « images des Saints ».

A part l’incompétence et l’hétérodoxie de ce concile, il convient de comprendre le but recherché par les théologiens carolingiens.  Ils devaient justifier la proclamation de l’Empire de l’Occident, condamné par l’Orient, en accusant Constantinople d’hérésie.  En promulguant ce canon, ils se distinguaient de la théologie orthodoxe, mais ils vidaient l’image sacrée de son contenu théologique, ce qui a eu de graves conséquences de déchristianisation pour l’art en occident.  Le concile de Francfort fut suivi en novembre 825 par un autre concile tenu à Paris, où les évêques ont condamné le Septième Concile et ont approuvé les Livres Carolins.  Il est intéressant d’observer qu’aussi tard qu’en 825 une assemblée d’évêques occidentaux a apparemment rejeté un Concile Œcuménique approuvé par le pape Hadrien I déjà avant le Concile de Francfort, accusant le pape d’avoir « commandé aux hommes d’adorer des images superstitieusement (quod superstitiose eas adorare jussit) et demandant au pape de l’époque (Eugène) de corriger les erreurs de ses prédécesseurs.  Ces décisions remarquables n’ont provoqué aucune réaction de la part de Rome !  Pourtant, toutes les pièces dressées dans la conférence furent portées à l’empereur Hludwig par les évêques Halitgaire de Cambrai et Amalaire[5].  L’empereur les approuva et les envoya au pape Eugène par les évêques Jérémie de Sens et Jonas d’Orléans, au nom des deux empereurs Hludwig et Hlother.[6] 

b)  Le nominalisme

Après le coup porté à l’art sacré par les carolingiens iconoclastes, nous trouvons, toujours en Occident, un nouveau coup plus insidieux sur le plan de la philosophie.  Préférant Aristote à Platon, les philosophes scolastiques avaient construit un système impressionnant de métaphysique, qui brillait par sa complexité.  En réaction à ce qui était perçu comme une hypertrophie de catégories métaphysiques vint le nominalisme, typifié par le célèbre « rasoir d’Ockham », qui dit « pluralitas non est ponenda sine necessitate » - « il ne faut pas supposer la multiplicité sans nécessité ».  William Ockham (ou William of Occam), c. 1280-1349, un franciscain de l’université d’Oxford, n’a pas capitalisé sur sa fameuse sentence pour démanteler la métaphysique et la théologie, mais d’autres l’ont fait sur la base de son enseignement, arrivant au scepticisme théologique.  On peut dater le début du déclin de la pensée chrétienne en Occident à cette époque.  Le terrain était mûr pour une désacralisation de la création artistique.

c)  La « renaissance »

Avec l’iconoclasme installé en Occident depuis le concile de Frankfurt (même si la doctrine officielle restait celle de Nicée II) et avec le démantèlement de la métaphysique en cours depuis le nominalisme, il est normal que l’art sacré commençât à en ressentir les effets.  Jusqu’au 13ème siècle, en effet, il est difficile de parler d’art qui ne soit pas sacré, mais avec le mouvement appelé la « Renaissance » la situation fut bouleversée.  Commençant avec Giotto, les critères traditionnels de l’art au service du sacré commençaient à être minés par un nouveau souffle de réalisme et de sensualisme.  L’art commence à être sentimental, à vouloir éliciter surtout une réaction émotionnelle plutôt que spirituelle.  C’est à ce moment en Occident que disparaît l’art sacré, malgré tant de chefs d’œuvres à sujet religieux.  En effet, ce n’est plus de l’art sacré, mais de l’art profane à sujet religieux.  La théologie suit ce chemin, et surtout la spiritualité, avec un sentimentalisme nestorianisant dans sa contemplation séparée de l’humanité du Christ, particulièrement de ce qu’il y a de touchant : la naissance du petit bébé, les souffrances, les coups, le sang….  On concentre l’attention des fidèles sur l’humanité et on oublie progressivement la divinité.  On peint des Crucifixions d’un réalisme choquant – montrant le Christ mort au lieu du « Roi de la Gloire » qui règne depuis l’arbre de la vie –, tandis que la Résurrection disparaît peu à peu vers une nostalgique mythologie.

d) Le baroque

L’art sacré devenu profane en Occident a franchi une étape ultérieure de désacralisation en recherchant le sacré quand le baroque a cherché à « mettre en scène » les mystères de la foi.  Les images ne sont plus du tout proposées pour la vénération des fidèles, comme l’enseignait le deuxième concile de Nicée en 787 et même le concile contre-réformiste de Trente[7], dont la doctrine est parfaitement orthodoxe sur ce point.  L’artiste cherche maintenant à impressionner les spectateurs par des effets de théâtre, comme dans l’œuvre brillante mais ambiguë du Bernin, L’extase de Sainte Thérèse d’Avila à Santa Maria della Vittoria à Rome.  Dans cette œuvre, les spectateurs sont même sculptés dans leurs loges au théâtre sur les murs latéraux de la chapelle.

Les excès du baroque ont été pourtant dépassés par le rococo, surtout en Allemagne du sud et en Autriche, où des effets manquant de tout sérieux s’accumulent pour amuser le spectateur : le théâtre solennel du baroque est transformé en opérette.

e) Le romanticisme et au-delà

Le culte de l’artiste comme un créateur inspiré commence bien entendu avec la « Renaissance », avec des figures gigantesques de génie tels Michelangelo Buonarroti, et continue durant le Baroque avec d’autres maîtres comme le Bernin.  Ce phénomène est une conséquence directe de la philosophie humaniste.  L’anthropocentrisme dominant à l’époque laisse en suspens la définition du concept d’« inspiration ».  Chez les Pères de l’Eglise, particulièrement chez Evagre Pontique, l’idée de l’inspiration est liée à l’influence des anges ou des démons, qui nous suggèrent des choix que nous suivons ou rejetons, les « λογισμοί ».  Mais le romanticisme a tendance à voir l’artiste même comme sa propre source d’inspiration.  Cette autosuffisance de l’artiste le sépare encore davantage de Dieu, devenu inutile, et mène à l’individualisme et l’égocentrisme.  On est prêts pour l’époque moderne, où l’artiste se complaît dans un parfait narcissisme, étalant les manifestations de son génie pour sa propre gloire, sans vouloir servir ni la beauté, ni Dieu.

Dans le monde communiste du vingtième siècle, la philosophie humaniste cédait la place aux dogmes du matérialisme.  L’artiste perdait son indépendance, et son inspiration devait être la gloire du communisme, du parti et de la patrie.  Loin des anges d’Evagre, il devait adopter le langage du « réalisme socialiste » pour développer la propagande officielle dans un système qui gérait les terribles camps de concentration de la Sibérie ou ceux de Gherla et de Piteşti en Roumanie.  Evagre n’aurait pas eu de difficulté à identifier quel genre d’anges pouvaient inspirer un tel art.

Pendant ce temps, en Europe et en Amérique du Nord l’art devenait lentement inaccessible et incompréhensible pour le grand public.  Avec l’art abstrait et le mutisme des artistes qui ne veulent pas expliquer leurs œuvres, l’art ne communique plus en termes reconnus de tous, comme c’était le cas dans les siècles précédents.  En outre, les artistes recherchent l’originalité à tout prix, ils veulent choquer, dénoncer….  Une fois écroulé le système communiste, les artistes des pays ex-totalitaires semblent vouloir scandaliser et démolir tous les canons esthétiques.  Le chemin vers l’avenir n’apparaît pas très certain.

5.  Quelle création artistique ?

Après ces considérations historiques, abordons la question de la vision chrétienne et orthodoxe de l’art dans le monde contemporain.  Philip Sherrard a discuté l’opinion de Platon, exprimée dans la République, où le philosophe considère les artistes comme des gens de peu de valeur.  Pourtant, dans l’Orthodoxie l’art a la mission sublime d’être un véhicule de la foi et d’être un gage de l’Incarnation.  Serait l’iconographie le seul médium artistique admissible pour un chrétien orthodoxe ?

Dans l’iconographie, l’artiste s’efface devant les canons de la Tradition pour se mettre au service de la révélation divine.  Grâce aux canons, le langage des icônes est immédiatement compréhensible pour le fidèle qui possède une culture orthodoxe.  Malgré son humilité (parfois absente chez certains iconographes grecs contemporains qui signent leurs œuvres très visiblement), les talents de l’artiste peuvent quand même se manifester – il suffit de penser aux œuvres de Saint André Roublev ou de Saint Maxime le Grec, qui ne sont pas moins esthétiquement sublimes que celles d’un Rembrandt ou d’un Leonardo.

Je crois néanmoins qu’un chrétien orthodoxe contemporain peut admettre et admirer une production artistique qui ne soit pas limitée à l’iconographie.  Il convient d’être clairs sur ce que sont les différents genres de l’art : le seul medium admissible pour l’usage liturgique, pour un authentique art sacré, restera l’iconographie traditionnelle ; pourtant il y a aussi de la place pour l’art profane, à sujet profane ou à sujet religieux.  La sensibilité orthodoxe rejettera les œuvres d’art moderne dites religieuses telles que celles commissionnées pour la cathédrale anglicane de Coventry ou encore la statue curieusement décomposée de la Vierge dans la cathédrale d’Evry.  La création artistique profane doit encore être au service de quelqu’un ou de quelque chose.  Il me semble que les excès du romantisme sont à éviter, avec le culte du génie de l’artiste : l’art ne devrait pas être au service du narcissisme individuel.  Pour un chrétien, tout doit être au service de Dieu.  Dieu est amour, et les métaphysiciens nous rappellent l’équivalence spirituelle de l’amour, du vrai, du beau et du bon.  On doit aussi admettre le satire, l’humour, la critique sociale, etc., mais ultimement l’art devra toujours être au service du vrai, du beau et du bon, et ainsi de l’amour et de Dieu lui-même.

Vouloir être un artiste chrétien en Europe aujourd’hui constitue certainement un défi majeur.  Un tel artiste sera immédiatement confronté au problème d’un langage artistique compréhensible.  Avec la fragmentation culturelle voire la démolition culturelle dans le monde contemporain, la recherche d’un langage accessible n’est sûrement pas une tache facile.  Mais l’artiste chrétien devra opter contre le narcissisme et pour la communication s’il veut être au service du vrai, du beau et du bon.  Pour le missionnaire chrétien, le monde déchristianisé d’aujourd’hui offre de vastes terrains d’évangélisation avec le défi de trouver un langage approprié pour communiquer le don de Dieu.  L’artiste chrétien contemporain est chargé également d’une mission sublime, et il se trouve certainement en face d’un défi similaire à celui du missionnaire.  S’il réussit à communiquer le vrai, le beau et le bon, sa contribution à la rédemption du monde sera majeure.  Souhaitons-lui d’y réussir !

higoumène André (Wade)

haut haut

NOTES:

[1] MIGNE, Pat. Lat., vol. 88:  De Vita Sancti Martini, lib. Iv, 690 (col. 426).

[2] Wladimir GUETTÉE, Histoire de l’Eglise, vol. 6, p. 53.

[3] Henry B. PERCIVAL, The Seven Ecumenical Councils of the Undivided Church (1899), p. 583-4.

[4] LABBÉ et COSSART, Concilia, vol. vii, col. 1057.

[5] Apud Sirm., Conc. Antiq. Gall., vol. II, p. 461.

[6] GUETTÉE, op. cit., vol. 6, p. 116.

[7] Imagines porro Christi, Deiparae Virginis et aliorum Sanctorum, in templis praesertim habendas et retinendas, eisque debitum honorem et venerationem impertiendam, non quod credatur inesse aliqua in iis divinitas vel virtus, propter quam sint colendae, vel quod ab eis sit aliquid petendum, vel quod fiducia in imaginibus sit figenda, veluti olim fiebat a gentibus, quae in idolis spem suam collocabant:  sed quoniam honos, qui eis exhibetur, refertur ad prototypa, quae illae repraesentant:  ita ut per imagines, quas osculamur et coram quibus caput aperimus et procumbimus, Christum adoremus, et Sanctos, quorum illae similitudinem gerunt, veneremur.  Id quod Conciliorum, praesertim vero secundae Nicaenae Synodi, decretis contra imaginum oppugnatores et sancitum.

 

haut haut Contact et suggestions

Orthodoxes à Paris ! un site des orthodoxes de toute juridiction canonique en France